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Adrienne von Speyr et le sacrement de pénitence
Hans Urs von Balthasar
Original title
Adrienne von Speyr e il Sacramento della Confessione
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Specifications
Language:
French
Original language:
ItalianPublisher:
Saint John PublicationsYear:
2022Type:
Article
Source:
Nouvelle Revue Théologique 107/3 (1985), 394–403
1. Trois traits biographiques
Adrienne von Speyr (1902-1967) n’étant pas une inconnue pour les lecteurs de la revue1 il suffira d’esquisser quelques traits de sa biographie qui sont en rapport plus ou moins étroit avec la confession. Le premier est sa volonté inflexible de devenir médecin. Fille d’un oculiste protestant de Bâle qui exerça sa profession à La Chaux-de-Fonds, elle manifesta très tôt son sens du malade, apaisant par sa présence les patients de son oncle. Après la mort prématurée de son père, elle décida, malgré l’opposition des siens, de devenir docteur en médecine afin de servir ainsi Dieu et le prochain dans toute la mesure de ses ressources. Le surcroît de travail qu’elle s’imposa en donnant des leçons particulières pour payer ses études et qu’aggravait l’hostilité de sa mère lui fit contracter une affection tuberculeuse qu’elle dut soigner deux ans durant. Elle garda toujours une santé fragile, malgré une extraordinaire vitalité2. Les dix dernières années de sa vie, elle fut condamnée à une inaction de plus en plus pénible. Elle succomba après une agonie interminable. Cette femme qui avait voulu se vouer à l’exercice de la médecine pour soulager ceux qui souffrent connut d’expérience la souffrance. Et elle fut unie au Serviteur souffrant surtout par des « Passions » éprouvées les trois derniers jours de la Semaine Sainte3.
Le second trait à relever est une disponibilité mariale qui n’atteignit son épanouissement que dans l’Église catholique. Une vision de la Vierge Marie dont elle fut gratifiée vers l’âge de quinze ans et qui lui laissa une plaie au cœur4 lui donna le pressentiment qu’elle appartiendrait corps et âme à Dieu. Aussi éprouva-t-elle, encore protestante, que son mariage avec son premier époux, qu’humainement elle aimait beaucoup, comportait quelque chose de faux, sans pourtant que se présente alors une autre voie à prendre. Après la mort de son mari, qu’elle avait prévue et qui la peina profondément, elle se remaria, par compassion, avec un élève et successeur du disparu ; mais cette union ne fut pas consommée.
La disponibilité mariale, qui s’accomplit pour Adrienne dans l’Église catholique, est un des noms de l’« attitude de confession » dont il va être question.
Le dernier trait que nous signalerons chez elle est sa recherche spirituelle : quête de la vérité dans une ouverture qui soit à la mesure du Dieu toujours plus grand et un abandon inconditionnel à la mission reçue dans le Christ et l’Église. Cette quête de la vérité, dont fait partie celle de la confession, aboutit en 1940 lorsqu’elle se convertit entre les mains de celui qui allait devenir son confesseur et directeur de conscience. Elle découvrit alors dans la doctrine catholique qui lui était enseignée ce qu’elle avait depuis toujours cherché et attendu. Elle reçut une telle abondance de clartés sur les questions de foi, de théologie et de spiritualité (pour elle, les trois ne font qu’un) que les dictées, notées par son père spirituel, remplissent quelque soixante volumes5.
2. Charisme de prophétie
Ces ouvrages se situent d’une manière originale dans l’histoire de la spiritualité catholique. Ils sont exempts de toute exagération sentimentale ; ils sont, dans la profondeur de la contemplation, sobres, réalistes, objectifs, visant toujours le centre dogmatique et évitant les répétitions.
Ils se distinguent par un charisme extraordinaire que possédait leur auteur. Compris à la manière de saint Paul et de saint Thomas d’Aquin, ce don reçu de l’Esprit consiste non seulement à pénétrer du regard les choses divines, mais à savoir les exposer, toutes vastes et profondes qu’elles sont, en termes accessibles à tous et d’une manière bénéfique pour l’Église6.
Il n’est pas de sujet dogmatique – de la doctrine trinitaire à l’eschatologie, en passant par la christologie, l’ecclésiologie, la doctrine des sacrements et la vie chrétienne – sur lesquels Adrienne ne se soit exprimée non seulement avec profondeur mais aussi, bien souvent, d’une façon neuve et utile au progrès de la théologie. Mais, pas plus que la vérité chrétienne ne peut se réduire à un « système », parce que le Dieu toujours plus grand fait éclater tout système, la vue qu’Adrienne von Speyr eut du Mystère divin ne saurait se ramener à un ordre linéaire, en dépit de la sobre transparence de ce qu’elle disait : la Trinité divine, qui pénètre et dirige toutes choses, n’est accessible qu’à travers l’immense richesse des rencontres de Dieu avec le monde, avec le péché, avec la conversion, en passant par l’Incarnation, la Croix et la Résurrection de son Fils ainsi que par tous les aspects de l’existence chrétienne.
Pour autant la théologie d’Adrienne est « polycentrique ». Dans sa vision d’ensemble il existe certains points magnétiques ordonnant autour d’eux divers aspects qui les rendent visibles en toute leur ampleur. L’un de ces points est la confession. Ce n’est pas en vain que, encore enfant, puis étudiante et ensuite médecin, elle avait cherché avec une obstination particulière la communauté chrétienne dans laquelle la confession posséderait sa figure véritable, conforme à l’Évangile. Elle la cherchera ensuite dans les différentes sectes, dans les divers mouvements auxquels on s’agrège par un aveu public des péchés, pour vivre désormais une existence de « converti ». Elle la cherchera aussi près de médecins qui introduisent une « confession » dans leur méthode thérapeutique ; elle tentera, souvent en vain, de se confesser à d’autres personnes. Ce qui lui a toujours manqué, elle ne le trouve qu’à son entrée dans l’Église catholique : l’autorité conférée par le Seigneur à ses ministres et les habilitant à pardonner les péchés. La découverte de cette forme accomplie de la confession fut pour elle non seulement l’aboutissement de sa longue recherche, mais encore le point de départ d’une vision théologique d’une richesse inouïe, qui atteint sa cristallisation centrale dans son livre La confession7 (traduit en quatre langues) et se donne des expressions complémentaires dans d’autres ouvrages.
Ici nous n’analyserons pas ce livre en détail. La variété des sujets traités déborderait le cadre d’un article. Nous laisserons de côté ses notations concrètes touchant divers types de confession (confession de conversion, confession générale, confession de dévotion, etc.), les moments particuliers du déroulement de la confession, la personne du pénitent, le confesseur et son ministère, la vie de la confession. Nous retiendrons trois « piliers » qui soutiennent l’ensemble et dans lesquels deviennent évidentes l’originalité et la solidité de la théologie d’Adrienne.
3. L’attitude de confession
Dans beaucoup de ses œuvres on rencontre le terme, inventé par elle, d’« attitude de confession » (Beichthaltung). Cette attitude peut se décrire comme une disposition habituelle à s’ouvrir sans réserve, là où cette ouverture a un sens et répond à une exigence. Cette disponibilité est très proche de l’« indifférence » ignatienne, laquelle est prête à jouer cartes sur table avec Dieu, ou de ce qu’on lit en saint Jean : « qui fait la vérité (a-lètheia : non caché) vient à la lumière » (Jn 3,21), ou encore de l’affirmation paulinienne : « tout ce qui se manifeste est lumière » (Ep 5,14). De sorte que l’opposé de cette attitude, c’est-à-dire le péché, est défini comme « mensonge » (Jn 8,44).
S’ouvrir n’est d’ailleurs pas une fin en soi, dans les relations d’amour. Etre limpide l’un pour l’autre, cela signifie s’offrir réciproquement avec tout ce qui est propre à chacun. Aussi la raison ultime de l’attitude de confession peut-elle se situer dans la vie trinitaire de Dieu :
Dieu se tient devant Dieu dans l’attitude qui est due à Dieu. Cette attitude peut être qualifiée, par analogie, d’attitude de confession parce que c’est l’attitude dans laquelle Dieu se montre tel qu’il est, parce que cette révélation est attendue de Dieu lui-même et que d’elle procède la situation toujours nouvelle de la vision et de l’amour. […] Car Dieu n’est pas un être stagnant, il est vie éternelle sans cesse jaillissante. Pour Dieu, c’est une béatitude que de se dévoiler devant Dieu. […] Joie de la communication réciproque, qui comprend à la fois le fait de montrer et celui de recevoir ce qui est montré (p. 25).
De ce mystère trinitaire nous n’avons connaissance, il est vrai, qu’à travers la parfaite attitude de confession du Fils incarné placé devant le Père : « le Père aime le Fils et lui montre tout ce qu’il fait » (Jn 3,20), et le Fils déclare : « tout ce qui est mien t’appartient » (Jn 17,20). Dans le Fils il nous est possible de voir en leur unité son attitude de confession (adriénienne), son obéissance (ignatienne) et son amour pour le Père (johannique). Jésus conférera aux siens cette attitude fondamentale en leur donnant part à sa relation de Fils, de Fils qui se reçoit du Père dans son être incarné, et en leur prescrivant un amour réciproque qui devra être modelé sur le don total qu’il fait de lui-même (Jn 3,16) ; et, s’ils ont succombé au péché et au mensonge, il leur offrira le sacrement de la confession qui leur donne la possibilité de s’ouvrir à un autre homme doté d’autorité divine dans l’Esprit Saint, de sorte qu’ils puissent ensemble émerger de leur obscurité dans la lumière divine.
Par là nous sommes déjà parvenus dans le champ du second aspect de cette théologie de la confession, aspect qui en constitue aussi le centre. C’est la théologie de la Croix.
4. La « confession originaire »
Si le péché est mensonge et donc par là se cache devant la vérité de Dieu (cf. Gn 3,9-10), « quiconque fait le mal déteste la lumière et ne vient pas à la lumière » (Jn 3,20). Mais si, d’autre part, Jésus en croix porte sur lui tout le péché du monde et, dans son ouverture immuable envers le Père, le lui manifeste, alors la Croix peut être caractérisée comme « confession originaire » (Urbeichte). Il faut ajouter que Jésus n’exprime pas devant le Père le péché comme une réalité qui lui serait étrangère, mais comme une réalité dont, étant notre frère, il veut non pas se désolidariser mais au contraire goûter jusqu’au fond tout ce qu’elle comporte de ténèbre et d’éloignement de Dieu. Telle est en effet l’entreprise qui naît d’une décision de la Sainte Trinité en faveur du monde, pour lequel le Fils se livre depuis l’éternité (1 P 1,19), l’œuvre qui assume dans l’économie divine la forme d’un ordre du Père et d’une obéissance du Fils : « C’est en effet Dieu qui s’est réconcilié le monde dans le Christ […], celui qui n’avait pas connu le péché, Dieu l’a traité comme pécheur en notre faveur, afin que nous puissions devenir à travers lui la justice de Dieu » (2 Co 5,19-21). La « confession originaire » est la Croix, parce que sur elle, dans une absolue obéissance, tout l’abandon de Dieu propre à l’état de péché, et ainsi la vérité (même de ce qui est péché et de ce qui le cause) se révèle plus puissante que le mensonge.
L’œuvre d’obéissance du Fils est la glorification du Père et de sa volonté de sauver le monde. D’où, à Pâques, il reçoit sa glorification dans le Père (Jn 13,31-32) ; la résurrection de Jésus est en même temps l’absolution donnée au monde par le Père. Aussi y a-t-il une haute convenance à ce que le sacrement de la confession soit institué justement le jour de Pâques : « Recevez l’Esprit Saint ; à qui vous remettrez les péchés… » (Jn 20,22-23).
Dès lors, la confession en tant que sacrement trouve son lieu dans la « suite du Christ » : elle comporte un moment de la Passion – se confesser présente un caractère pénitentiel –, mais le fait même qu’on puisse se confesser est une grâce offerte par Pâques. Lorsqu’elle parle de celui qui reçoit le sacrement, Adrienne von Speyr a toujours en vue, cela va de soi, le fidèle pris individuellement (elle n’aurait pu prendre en considération le problème d’une absolution collective sans confession personnelle des péchés, vu qu’elle dictait le livre vers la fin des années quarante). C’était le cas d’autant plus qu’elle voyait l’institution du sacrement comme le terme inclusif d’une longue série d’expériences de Jésus avec des hommes individuels : c’est toujours dans une relation personnelle que le Seigneur prend contact avec les malades, avec les pécheurs ou avec des gens qui (comme Nicodème) ne comprennent pas. À celui-ci les péchés sont remis, à celui-là les yeux sont ouverts. Il n’en allait pas de même dans l’Ancien Testament, où, au fond, l’interlocuteur de Dieu était toujours le peuple : le peuple reniait Dieu, le peuple implorait miséricorde, le peuple se convertissait à Dieu, etc. Des personnalités individuelles comme Moïse ou les rois intervenaient comme représentants du peuple. Bien sûr, à partir d’Ézéchiel, il y a eu une imputation personnelle de la faute et de la conversion, en quoi justement un agir moral est rendu possible. Mais les sacrements au sens propre ne pouvaient exister qu’à partir de Jésus-Christ et par Jésus-Christ qui a transmis à son Église son être (Wesen) propre et sa vertu de guérison.
La confession, conclut Adrienne, est là pont pour les pécheurs, ceux pour lesquels quelque chose d’autre, telle l’Eucharistie, reste trop élevé, trop saint, trop incompréhensible.
On m’a baptisé, mais je ne vis pas conformément à la règle de ce baptême. On m’a confirmé, mais je ne suis pas un apôtre du Christ. […] Je me rends compte de tous les efforts que l’Église fait pour moi […] mais cela ne me sert à rien. Je me connais de longue date et je sais ce dont je suis capable ou incapable. On me donne l’exemple des saints, mais moi je n’en suis justement pas un ! Je vis dans le péché. Et comme pécheur je puis toujours garder vis-à-vis de l’Église le dernier mot […]. Mais si l’on me dit que le confessionnal est réservé aux pécheurs, alors c’est clair :voici enfin une place pour moi. C’est de moi précisément qu’il s’agit. Ce banc a été taillé exprès pour moi. Naturellement, je peux trouver ici aussi à redire. Mais cela ne m’empêchera pas de savoir que c’est bien là que l’on rejoint ma propre situation. Si l’on parle de la communion des saints, je sais pertinemment ne pas en faire partie. Mais si l’on me dit : « Il existe une communion des pécheurs, qui en fait partie ? », alors je sais infailliblement que j’en suis (p. 116-117).
Avec cette notion étonnante de « communion des pécheurs », nous sommes une fois encore confrontés à la position fondamentale d’Adrienne, position que rend compréhensible tout ce qu’on a dit de la souffrance endurée par le Seigneur, à notre place, sur la Croix. C’est là en effet que se tiennent rassemblés les pécheurs, tous enfermés dans leur égoïsme et semblant par là constituer le contraire d’une communion. Et, depuis la Croix, le plus grand poids du péché ne vient plus individuellement de chaque pécheur, de la mauvaise conscience dont il voudrait se défaire par la confession, mais de ce qui est infligé au Fils de Dieu. La vraie contrition ne peut plus se diriger vers le moi propre, qui regrette d’avoir renié son idéal, mais seulement vers Celui qui a pris sur lui et effacé la faute de ce moi. La chose la plus épouvantable, c’est que Dieu ait été offensé ; et le fait que moi (aussi) je l’ai offensé n’est qu’un moment particulier de cette chose épouvantable.
Pour cette raison, Adrienne souligne fortement dans beaucoup de ses œuvres – et tout à fait spontanément dans ses propres confessions –, à côté de l’aspect personnel du péché, l’aspect social. Elle le fait remarquer aussi dans sa description de la confession des saints, par exemple chez un saint François, qui a péché, mais qui en se confessant regarde à l’offense reçue par le Seigneur plus qu’à lui-même. Ce qui ressort plus fortement encore chez des saints qui sont « sans péché », tels que Louis de Gonzague : « il confesse la distance existant entre lui et l’amour infini de Dieu, dont il ne peut arriver à rejoindre l’être toujours plus grand » (p. 334 [légèrement différent dans la nouvelle traduction]). Du reste, quand elle fait allusion à l’aspect « social », Adrienne ne veut nullement désigner ce qu’aujourd’hui on exprime par ce terme (se trouver sociologiquement dans le piège de situations économiques et politiques objectivement injustes), mais bien ce quelque chose qui appartient au corps mystique du Christ, dans lequel, à proprement parler, il n’y a rien de privé.
Comme, à son avis, une part du péché du monde doit toujours entrer dans une confession personnelle, de même l’absolution reçue par chaque croyant ira au-delà de sa personne, touchera d’une manière non représentable le monde dans sa totalité. C’est ainsi que personne ne peut communier seulement pour soi : cela contredirait clairement le terme de communion, qui signifie toujours communion avec Dieu et avec le corps mystique du Christ, dont personne ne peut fixer les limites. De même que participer au corps et au sang du Christ est une participation à ce qui a été donné « pour la vie du monde », de même la participation à la Croix, pour autant que celle-ci est confession originaire, est une actualisation sacramentelle de cette absolution générale qui fut prononcée à Pâques sur le monde réconcilié avec Dieu en sa totalité.
5. « L’attitude de confession » des saints
Il est enfin un troisième aspect de la théologie d’Adrienne concernant l’attitude de confession. Nous l’ébaucherons brièvement, puisqu’il appartient au charisme accordé à Adrienne « pour le profit » (1 Co 12,7) de tous dans l’Église, mais que cet aspect du charisme ne peut être ni imité ni désiré. Il a été donné à Adrienne de voir et de décrire devant Dieu l’« attitude de confession » – et avec elle l’attitude de prière – de certains saints et d’autres personnalités de l’Église, mettant ainsi en lumière une étonnante richesse de particularités personnelles : chaque saint, chaque chrétien, a quelque chose d’unique dans ses rapports avec Dieu. En outre il apparaît que même chez les saints canonisés il y eut des défauts dans l’attitude de confession durant leur vie terrestre, au moins en des étapes bien déterminées de leur évolution, défauts qui n’ont pas été embellis lors de leur dévoilement. Pour exprimer qu’au ciel l’attitude de confession est parfaite, fut manifestée une manière de « confession » faite par l’Église céleste pour le temps vécu sur la terre, cela afin d’instruire, d’exhorter et aussi d’encourager ceux qui luttent encore ici-bas pour parvenir à une juste attitude de confession. Assurément, dans cette vue beaucoup de choses restent mystérieuses : le fait que dans la béatitude céleste on puisse regarder sans se troubler ses erreurs passées et se tenir ainsi en face d’autres membres de la communauté des saints, c’est dans l’enseignement chrétien un point sur lequel on a vraiment peu réfléchi. Cependant, si l’on en revient à ce qui est premier chez Adrienne, le fondement trinitaire et christologique de l’« attitude de confession », cette « confession céleste » devient compréhensible. C’est ainsi qu’Adrienne a parlé aussi à différentes reprises de l’attitude de confession de Marie :
Elle ne se sent pas exclue de la communion des pénitents, parce qu’elle a part au plus haut degré à l’attitude de confession de son Fils. Elle participe à la confession de tous les pécheurs là où le Fils, comme homme, est parfaitement transparent devant le Père […]. Elle demeure, malgré sa perfection, en tension perpétuelle vers cette transparence inaccessible (p. 335).
Et si à son sujet on peut déjà parler de tension, combien plus sera-t-il possible d’en parler à propos de tous les autres saints, qui par des voies différentes tendirent à cette transparence ?
Il a été donné à Adrienne une autre manière encore de voir l’attitude de confession des saints. Elle s’est vu prescrire des exercices pénitentiels qui, par étapes fixes, devinrent de plus en plus difficiles et dont les dernières étapes n’étaient apparemment plus « exigibles ». Adrienne eut à parcourir ces étapes dans l’esprit de différents saints. Il devint alors évident que beaucoup d’entre eux s’étaient laissé conduire dans une silencieuse humilité jusqu’au « non exigible », tandis que d’autres s’étaient arrêtés à tel ou tel autre endroit et, avant les étapes les plus difficiles, avaient renoncé à poursuivre. Ceux qui vont à l’extrême peuvent s’étonner de ce que Dieu puisse aller si loin dans ses exigences : mais ce n’est pas à eux de décider quelles sont les possibilités de Dieu. Marie Ward déclare lors d’une telle épreuve : « En fin de compte ce n’est pas à nous à déterminer ce que Dieu peut ou ne peut pas. Et nous devrions nous réjouir s’il nous débarrasse de toutes ces conceptions figées qui lui mettent des limites. » Elle voulait quelque chose d’audacieux et de neuf. Et elle reconnaît que Dieu peut être beaucoup plus audacieux qu’elle ne se l’était figuré. Jeanne de Chantal dit : « C’est dur, mais je m’efforce d’accepter et de déplacer le poids de l’épreuve. Ce qui est difficile ne m’appartient pas. Dieu doit mettre à l’épreuve, moi obéir. » Et Mathilde de Hackeborn : « Je regrette d’avoir dit plus haut que je ne crois pas que Dieu puisse exiger davantage. »
Ce ne sont là que quelques exemples de parfaite attitude de confession. Fidèle à cette manière de voir, Adrienne fut également d’avis qu’un confesseur pourrait, s’il le jugeait bon, requérir de son dirigé qu’il se confesse. Pour son compte personnel, il n’y eut pas de problème de ce genre ; il s’agissait simplement de l’actualisation d’une disposition qui était toujours présente.
Conclusion
Quelle est enfin la source d’une telle théologie de la confession ? On la découvrira au centre de la vie mystique d’Adrienne von Speyr. De saint Ignace de Loyola, avec lequel elle avait une relation confiante et qui lui était apparu de nombreuses fois, elle avait appris l’« indifférence » tant théoriquement que pratiquement. En la renvoyant à l’évangile selon saint Jean, saint Ignace lui permit de découvrir premièrement le fondement christologique de toute indifférence : la disponibilité toujours plus ouverte du Fils pour le Père ; deuxièmement, le germe de la sainte Église planté à la Croix, à savoir la relation entre Marie et le disciple bien-aimé, qui sont transparents l’un à l’autre comme au Seigneur, et enfin la communion entre Pierre et Jean, puisque selon Jn 21,15, Jean, disparaissant devant Pierre en tout désintéressement et obéissance ecclésiale, ne se réserve pas le « plus grand amour » mais en quelque sorte le lui cède. Or, c’est seulement sur la base de sa transparence totale que le disciple bien-aimé est capable, en s’effaçant, de rétablir après la Passion l’unité entre l’Église mariale immaculée (Ep 5,27) et l’Église apostolique pécheresse (Judas a trahi, Pierre a renié le Seigneur qui fut abandonné par les siens).
Ainsi éclairée par l’évangile de saint Jean, l’indifférence est parvenue à ce qu’Ignace avait, en saint qu’il était, regardé comme l’attitude chrétienne concrète. Voilà aussi ce qui a été le plus clairement exprimé dans la vie d’Adrienne et dans sa théologie.
- Balthasar pense aux nombreuses recensions d’ouvrages d’Adrienne von Speyr qui ont paru dans des numéros de la Nouvelle Revue Théologique antérieurs à celui où cet article est apparu.↩
- Sur tout ceci, lire Fragments autobiographiques, coll. Le Sycomore, Paris, Lethielleux ; Namur, Culture et Vérité, 1978.↩
- Les journaux concernant ses expériences plus personnelles, surtout « Passions » et visions, significatives au point de vue théologique, ont été publiés en 2 tomes chez Johannes Verlag : Kreuz und Hölle, I, 1966 ; Kreuz und Hölle, II, 1972.↩
- Fragments, p. 127.↩
- Outre l’ouvrage cité dans les notes 2 et 4, mentionnons : L’expérience de la prière, 1978 ; Parole de la Croix et Sacrement, 1979 ; La servante du Seigneur, 2014 : Le livre de l’obéissance, 1980 ; La confession, 2016 ; Elie, 1981 ; Jean : Le discours d’Adieu. Tome I, Méditations sur les chapitres 13-14, 1982 ; Tome II, Méditations sur les chapitres 15-17, 1983 ; Trois femmes et le Seigneur, 2017 ; La Face du Père, 1984 ; Jean : Naissance de l’Église, 1985, Tome I (ch. 18-20) ; Tome II (ch. 21).↩
- C’est pourquoi le colloque qui sera organisé sur sa doctrine (à Rome, du 27 au 29 septembre 1985, à la suggestion du Pape) aura pour titre : « Adrienne von Speyr et sa mission ecclésiale ».↩
- Cf. supra, note 5. Les chiffres entre parenthèses dans notre texte renvoient aux pages de cet ouvrage dans sa traduction française de 2016 (Éditions Johannes Verlag).↩
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