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La mort engloutie par la vie

Hans Urs von Balthasar
Titre original
“Der Tod vom Leben verschlungen”
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Thèmes
Fiche technique
Langue :
Français
Langue d’origine :
AllemandMaison d’édition :
Saint John PublicationsTraducteur :
Jacques KellerAnnée :
2024Genre :
Article
Source
Revue catholique internationale Communio 7/1 (Paris, 1982), 10–14
S׳exprimer de façon appropriée sur la Résurrection du Christ suppose que l’on s’écarte dans toute la mesure du possible de toute considération intracosmique ou même simplement physique. Dans ce domaine, ce n’est pas de loin que peuvent être abordées les paroles suivant lesquelles « ce qui est mortel est englouti par la vie » (2 Co 5,4) et « la mort est engloutie dans la victoire » (1 Co 15,54). On ne peut pressentir quelque chose de cette victoire remportée, sur la mort apparemment définitive, par la puissance supérieure de la vie éternelle, qu’en se plaçant dans l’horizon de la pensée théologique, en admettant au préalable que le cosmos créé englobe de prime abord les dimensions « terre et ciel » (« en deçà – au-delà »), que la vie intérieure de Dieu est un événement trinitaire, que la nature du monde a été créée en vue d’une participation à la vie divine et que le Verbe et Fils de Dieu est venu dans le monde pour porter son péché dans sa Passion et « tuer la haine en lui-même » (Ep 2,16). Car un aspect isolé du mystère de la foi – comme la Résurrection du Christ – ne se laisse éclairer que par tous les autres aspects centraux, ce qui, à vrai dire, ne rend pas les choses plus simples pour la raison qui veut tout saisir, mais ce qui la force à laisser sa place à l’ensemble du mystère, même dans chaque aspect particulier.
Dans ce qui suit, nous essaierons d’approcher le mystère de la Résurrection unique du Christ – qui deviendra ensuite, il est vrai, celui qui « ouvre la voie » (Jn 11,25 ; 14,6 ; He 2,10) pour tous les autres – à partir du caractère unique de son statut et de sa mission comme Rédempteur de l’humanité. C’est seulement quand on voit ce que Jésus « abandonne » dans sa souffrance et dans sa mort, et donc ce qu’il est capable d’abandonner de son statut d’Homme-Dieu, que l’on peut aussi voir ce qu’il peut, en tant qu’il est le Ressuscité, récupérer en réalité corporelle.
I
La mort de Jésus sur la Croix est caractérisée par un double paradoxe, qui apparaît clairement même dans les paroles du Nouveau Testament.
Vis-à-vis de l’humanité pécheresse, il est d’une part celui qui est « livré » (traditus : Mc 9,31 et parallèles), afin que le péché du monde se donne libre cours, jusqu’à s’épuiser, aux dépens de son être corporel vivant. La Passion suppose sans aucun doute une passivité de celui qui souffre. Jésus ne peut pas se défendre, bien qu’il y soit provoqué (Mc 15,30), mais cette impossibilité réelle présuppose chez lui une « non-volonté » active : « Le Père m’aime parce que je me dessaisis de ma vie pour la reprendre ensuite. Personne ne me l’enlève, mais je la donne de moi-même ; j’ai le pouvoir de la donner et j’ai le pouvoir de la reprendre : tel est le commandement que j’ai reçu de mon Père » (Jn 10,17-18). Dans ce caractère volontaire du « dessaisissement » [Hingeben], il n’y a pas seulement, et pas avant tout, la mort physique, mais le sens (et le statut divino-humain qui le rend possible) du dessaisissement : la prise en charge du péché du monde qui est mis sur ses épaules. C’est avec sa libre volonté qu’il ouvre activement l’espace de son être corporel et spirituel, pour y laisser positivement s’exercer toute la brutalité inconcevable du péché de l’humanité s’opposant à Dieu. Les dimensions de ce péché s’étendent du début de l’humanité jusqu’à sa fin ; le passé et l’avenir sont contenus dans l’événement présent, ce qui transporte spirituellement le Souffrant dans une sorte d’extratemporalité (« Jésus en agonie jusqu’à la fin du monde » : Pascal), mais ce qui confère nécessairement aussi à son être corporel une ex-tension (« dis-tentio » : saint Augustin), fondée sur le pouvoir du dessaisissement, laquelle reste impossible à décrire sur le plan physiologique. Ce premier paradoxe réside donc dans une passivité qui dépasse toutes les limites de la capacité de souffrir et qui est rendue possible par un pouvoir actif dépassant les limites du dessaisissement possible.
Mais avec le concept de pouvoir se dévoile le deuxième paradoxe : le pouvoir de poser de façon absolument volontaire l’acte du dessaisissement de soi-même est une mission reçue du Père : ici s’ouvre donc la dimension trinitaire. Eu égard à celle-ci, l’abandon absolu de Jésus au péché du monde signifie cet abandon de Dieu, qui est l’essence la plus intime de la situation de péché dont il fait l’expérience, en tant qu’elle est le plus extrême éloignement (encore une fois « dis-tensio ») entre le Père et le Fils, rendu possible dans l’économie du salut par le Saint-Esprit. Mais on voit déjà que cet état de livraison au péché n’est rendu possible, également de la part de Dieu le Père, que par l’obéissance d’amour absolue du Fils devenu homme vis-à-vis de Dieu, et qu’ainsi la nuit obscure de la perte de Dieu (ou de l’obscurcissement de Dieu par lui-même) est une fonction et une manifestation de leur intimité la plus profonde, telle que Jésus peut l’exprimer déjà avant l’expérience de l’abandon, mais aussi en vue de celle-ci : « Voici que l’heure vient, et maintenant elle est là, où vous serez dispersés, chacun allant de son côté, et vous me laisserez seul, mais même alors je ne suis pas seul, car le Père est avec moi » (Jn 16,32).
Si nous comparons ces deux paradoxes de la Passion, ils ne deviennent compréhensibles qu’à partir d’une hypothèse trinitaire : la distance entre les personnes divines à l’intérieur de la divinité, dans le cadre d’une nature divine unique, doit être tellement illimitée que, dans le cadre de l’unité complète de la volonté qui constitue l’essence du Père, du Fils et de l’Esprit, il y ait de l’espace pour ce qui va apparaître, dans l’économie du salut, comme la (libre !) obéissance du Fils poussée jusqu’à l’expérience de l’abandon par le Père, et ce qui par conséquent – toujours comme « mission » du Père – sera la libre mise à la disposition de l’existence corporelle et spirituelle du Fils devenu homme pour que s’y épuise le péché du monde. C’est seulement si l’on tient fermement que toute cette histoire du salut est rendue possible à partir du fait trinitaire, que celle-ci acquiert une crédibilité suffisante ; si l’on abandonne cette thèse, le pro nobis de la Passion est suspendu en l’air, et, en fin de compte, on le laisse tomber, comme c’est le cas aujourd’hui de la part de nombreux théologiens.
Alors la Résurrection de Jésus apparaît bien entendu aussi comme un miracle isolé, qui n’est relié à la Passion que par le lien « mérite-récompense », un lien qui, à vrai dire, n’est déjà qu’une image dans les textes du Nouveau Testament (parce qu’ici encore le « mérite » de l’amour est comme toujours sa propre récompense).
Mais cette première considération, qui circonscrivait de façon tout à fait générale les rapports de l’économie du salut et de la vie divine, doit être concrétisée quant au rôle particulier de l’être corporel de Jésus dans le don de ses souffrances à l’humanité et par suite au Père dans le Saint-Esprit.
II
Le fait que Jésus puisse offrir son corps vivant comme espace pour le péché du monde marque un pouvoir libre, qui s’exprime, avant que toute souffrance ait été infligée par l’humanité, dans son don de lui-même comme eucharistie. Il est caractéristique que celle-ci soit instituée avant la Passion, même chronologiquement, bien qu’elle suppose par anticipation son accomplissement, comme le montrent clairement les paroles de l’institution : « Prenez ce corps livré pour vous, ce sang versé pour (et par) vous ». Le fait que le corps de Jésus soit étendu aux dimensions du péché du monde supposait au préalable que le don (également) corporel du Fils dans l’eucharistie ait lui-même déjà atteint et dépassé ces dimensions, car son amour, lorsqu’il porte le péché, se révèle plus fort que celui-ci. Sa Passion, à laquelle appartient sa mort, est toujours environnée de son libre amour (« je me dessaisis de ma vie de moi-même » : ap’émautou : Jn 10,18), qui est en même temps l’expression de son obéissance d’amour au Père.
C’est ainsi qu’il pouvait aussi, préalablement à toute Passion passive, transmettre « son corps et son sang », en tant que livrés, à son Église : « Faites ceci en mémoire de moi » – un legs manifestement définitif, jamais repris. Il sera nécessaire d’y penser lors de la Résurrection. La fondation de l’eucharistie, qui inclut en elle la Croix et la mort, est une sorte de « fixation par des clous » à l’Église, et par celle-ci au monde, fixation qui est irréversible.
Mais le don eucharistique de l’être vivant corporel de Jésus comporte aussi une face tournée vers la Trinité. Il donne son Corps aussi bien au Père, pour qu’il en dispose, qu’aux hommes : c’est bien Dieu qui dans le Christ réconcilie le monde avec lui-même (2 Co 5,19) ; il faudrait positivement parler d’une communion du Père sur la base de l’eucharistie du Fils, qui n’est rien d’autre que l’établissement de la Communio entre Dieu et l’humanité. Le dépôt de son être corporel auprès du Père est lui aussi irréversible pour l’éternité. Si nous réfléchissons plus profondément, ce dépôt n’est rien d’autre que la forme la plus haute, dans l’économie du salut, de la reconnaissance trinitaire éternelle du Fils envers le Père qui l’engendre, reconnaissance qui s’exprime éternellement dans l’offrande en retour de tout son être divin à l’Origine qui l’engendre, offrande dans laquelle se trouve aussi l’origine de la possibilité de la décision trinitaire de l’incarnation et de la rédemption du monde.
III
Tout ce qui a été dit jusqu’ici semble accumuler des difficultés presque insurmontables pour l’événement de la Résurrection du Christ. Comment est-il possible que ce qui a été abandonné sans conditions et définitivement à l’humanité et à Dieu – le corps du Christ sacrifié – puisse être récupéré par celui-ci, également sans conditions et pour toujours ? Et comment Jésus peut-il dire lui-même qu’il a le pouvoir, non seulement de se dessaisir de sa vie, mais « de la reprendre » (Jn 10,18) ?
Il est nécessaire de revenir aux paradoxes présentés au début, approfondis à travers la réalité de l’eucharistie, pour voir la possibilité de réunir ce qui apparaissait comme séparé. Commençons par l’abandon du corps au péché du monde, qui le « consomme » ou l’anéantit par « engloutissement » (katapinein : 1 Co 15,54 ; 2 Co 5,4) : il s’est révélé que cette passivité est saisie et dépassée par le don eucharistique de soi-même à l’Église, don qui, là où la consommation du corps et du sang du Seigneur est « discernée » (1 Co 11,29) pour ce qu’elle est, reçoit de l’Église une reconnaissance appropriée : celle-ci devient Corps du Seigneur et se restitue comme telle au donateur qu’elle reconnaît avec gratitude. C’est alors aussi la manière la plus profonde dont Jésus a le pouvoir de reprendre sa vie : il « se récupère lui-même » à partir de l’Église, sans pour autant devoir se retirer d’elle. Et parce qu’il a souffert sur la croix en dehors du temps pour la faute du monde pendant toute sa durée, il « se récupère lui-même », également en dehors du temps, de toutes les générations des croyants.
Bien entendu, cet aspect ne doit à aucun moment être séparé de la relation trinitaire, qui est principalement soulignée dans les textes du Nouveau Testament : le Père restitue à son Fils mort, dans la puissance du Saint-Esprit, son être corporel que celui-ci avait déposé auprès de Lui pour qu’Il en dispose pour la rédemption du monde, en tant que cet être corporel sera dans l’avenir l’instrument permanent de cette réconciliation. Si c’est expressément comme chargé d’une mission de son Père que le Fils reprend sa vie, cela signifie qu’il « se récupère de son Père », dans son éternelle obéissance filiale, comme celui qui vit dans un corps ; tout l’éloignement du Fils provoqué par le Père (jusqu’à l’abandon par Dieu sur la Croix) n’a pas d’autre but pour le Père que d’ériger son Fils, pour le monde, dans la plénitude de sa vie corporelle, comme l’icône du Père, visible pour toujours. Ceci est en fin de compte porté à son achèvement par le fait que le Fils, en ressuscitant, « se récupère lui-même de son Père » – « avec son Corps et son Âme, avec sa divinité et son humanité ».
On peut alors aussi comprendre dans quelle mesure la mort est « engloutie » par la vie victorieuse. La mort était sous tous les rapports – aussi bien vis-à-vis du monde que vis-à-vis de Dieu – une fonction de l’Amour se donnant, même là où elle apparaissait, en tant que puissance destructrice du péché, comme l’ennemie suprême de la vie et de l’Amour. L’inimitié qu’il y a dans ce meurtre est anéantie, mais la mort elle-même reste celle de quelqu’un qui aime, et par là elle est glorifiée dans la vie de la Résurrection, non pas pour ainsi dire comme une « ombre » subsistante (au sens de C.G. Jung), mais comme une forme sous laquelle l’Amour vivant pouvait se manifester « jusqu’à l’extrême » (Jn 13,1). C’est pourquoi l’Agneau vivant apparaît dans l’Apocalypse comme celui « qui semble immolé », comme vainqueur, et le Seigneur glorifié peut dire de lui-même : « J’étais mort, et voici, je suis vivant pour les siècles des siècles et je tiens les clés de la mort et de l’Hadès » (1,18). Il emporte dans sa vie éternelle son mode d’existence de mort comme un état passé, avec sa marque qui y reste imprimée, et le fait qu’il tient « les clés » pour la mort et l’Hadès montre encore une fois qu’il englobe la mort, en tant que supportée victorieusement et surmontée, dans sa propre existence suprêmement vivante. Ceci n’est pas à prendre, en aucune manière, dans le sens d’une dialectique hégélienne où le négatif apparaît comme un moment interne de la vie éternelle : car le fait de se livrer dans l’impuissance de la Passion et de la mort est son pouvoir ; ou, pour exclure toute ambiguïté, « l’impuissance (de l’Amour) de Dieu est plus forte que les hommes » (1 Co 1,25).
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